Courbet Marine, la "Calanove" des pêcheurs

par Edgar SCOTTI et Joseph PALOMBA


Le séisme meurtrier qui vient de frapper durement une vaste région à l'Est d'Alger (Algérie) dans l'axe Rouïba, Alma, Ménerville, Courbet à 4 km de la mer et son littoral, a profondément touché ceux, qui comme nous, ont connu dans le passé cette belle région.

Aussi, c'est avec compassion que nous en évoquerons quelques souvenirs se rattachant à ce passé, en nous étendant plus particulièrement sur sa façade méditerranéenne et la plage de Courbet-Marine qui la borde.

SOUVENIRS DE COURBET-MARINE

" LA CALANOVE "

Sur le littoral algérois, les plages et abris de Bou-Haroun à l'Ouest et celle de Courbet-Marine à l'Est ont une histoire presque identique.
Après la venue en 1830 des Français d'Algérie, ces lieux attirèrent des marins pêcheurs émigrés, qui par leur travail et leur persévérance en firent des zones de pêches de grandes renommées. Cependant, si les plages de Bou-Haroun et Chiffalo se trouvaient en bordure de la route du littoral reliant Alger à Cherchell, celle de Courbet-Marine était en ce temps là isolée sur une côte quasi désertique loin de tous villages, dont le plus proche se situait à 4 km de la mer.

C'est le hasard de l'émigration qui fixera à Bou-Haroun des pêcheurs originaires d'Espagne, comme il sera cause de la création de Chiffalo par ceux venus du port de Céfalu en Sicile. Il n'en fût pas de même pour Courbet-Marine. Vers 1914 des balancelles et des tartanes pratiquant la pêche au boeuf { pêche au cours de laquelle les deux extrémités d'un filet sont tractées par deux embarcations faisant route côte à côte} bien loin à l'Est d'Alger, découvriront au large d'une plage, un nouveau parcours de traîne (ou cale) pour leurs filets dont les prises s'avérèrent riches et très abondantes de poissons de fond mais aussi de surface comme les sardines et anchois. Aussitôt ces heureux pêcheurs baptisèrent ce lieu "CALANOVE" qui veut dire en patois napolitain Nouvelle Cale. Cette appellation persiste encore parmi les autochtones pour désigner la plage de Courbet-Marine. Signalons que le mot Cale était couramment employé par les maîtres de pêches de chalutiers algérois pour décrire un parcours de traîne de leurs filets sur le fond de la mer, ne pas confondre avec la cale, partie la plus basse de l'intérieur d'un navire.
Comme le secret n'existe pas dans la pêche, les pêcheurs de lamparos du port d'Alger, pour la plupart originaire de la petite ville de Cetara dans le golfe de Naples, apprirent bien vite la présence en cet endroit, de sardines et surtout d'anchois dont la salaison était leur spécialité. Ils envisagèrent de se rendre sur cette plage pour entreprendre une saison de pêche : et c'est ainsi que venant d'Alger par la mer, les premiers pêcheurs débarquèrent à Courbet-Marine.

A l'époque aucune route carrossable ne desservait cette plage, où au début les pêcheurs s'abritèrent dans des baraques de fortune, dépourvues de tout confort que des fonctionnaires français qualifiaient de gourbis (Gérard CRESPO : Les Italiens en Algérie)

" LA CALANOVE "

Fort heureusement, dès la fin de la guerre 14-18, cela changera. Dépendant administrativement de la commune de Courbet, village situé à 4 km de la mer, Courbet-Marine désigné auparavant sous le nom de Port aux Poules évoluera.
Ici nous dirons un mot du village de Courbet. Courbet était une commune de plein exercice, créée en 1872 par le groupement des villages de Zaatra à 2 km au Sud et de Zemouri au Nord, détachée de celle de Blad-Guitoun. Ce centre était situé à 16 km de Ménerville, à 70 km d'Alger.
En 1900, Courbet-Zemmouri et Zaatra s'étendaient sur 5644 hectares en coteaux. En hiver la température était de 5°C au dessus de zéro avec des maxima en été de 35°C. Ce village prit le nom d'un amiral qui commanda en Chine. Courbet était desservi par la station de chemin de fer de l'Est Algérien de Blad-Guitoun (Félix-Faure) à 9 km et à Haussonviller par la ligne à voie étroite des chemins de fer sur routes d'Algérie(CFRA) jusqu'au port de au départ de services maritimes côtiers en direction de l'Est et de l'Ouest. A 4 km au Nord Ouest, Port-aux-Poules, hameau maritime qui deviendra La Calanove, objet de cet article.

ADMINISTRATION MUNICIPALE EN 1900

La population de Courbet-Zemouri et Zaatra était en 1900 de 2357 habitants dont 357 Européens. Quelques années plus tard, en 1908, elle était de 2848 habitants dont 459 Européens.



AGRICULTEURS - VITICULTEURS À COURBET ET ZAATRA

Bien que situées sur les coteaux du littoral, les terres étaient propices à la céréaliculture. En 1900, un jeune vignoble complanté en Carignan, Cinsault, Grenache donnait déjà sur 130 hectares, un excellent vin de consommation courante. Cette réussite doit être mise au crédit de ces hommes et ces femmes de la terre, qui en plus animaient et donnaient du travail à une vaste région adossée au massif kabyle dont les cimes enneigées se profilaient au Sud Est. Nous citerons donc :



Bien que totalement oubliés, Courbet-Zemouri et Zaatra appartiennent à l'histoire de l'Algérie et de la France. Un jour ou l'autre des hommes et des femmes se demanderont ce que leurs aïeux faisaient à Courbet-Marine ou à Courbet-Zaatra.

COURBET-MARINE OU "LA CALANOVE"

Avant de poursuivre ce récit, nous devons préciser qu'après l'arrivée des Français à Alger un grand nombre de marins pêcheurs, presque tous originaires du Mezzogiorno et du littoral napolitain, émigrèrent vers l'Algérie et s'y installeront.

Les causes de ce mouvement migratoire furent diverses. Certains d'entre eux connaissaient déjà l'Est du littoral de ce pays pour y être venus travailler en saison et revenus chez eux avec le produit de leur pêche. D'autres y furent tentés par la perspective de trouver un meilleur avenir dans ce pays nouveau : ce fut le cas des pêcheurs aux filets boeufs originaires de Torre del-Gréco, Ischia, Gaéta, Procida. Quant aux marins du petit port de Cetara dont l'activité était surtout la pêche de l'anchois et sa salaison, la raison en fut la grande raréfaction de ce poisson qui devint catastrophique chez eux dès l'année 1843.
Ce qui les poussera vers la côte algérienne : Nemours, Béni-Saf, Arzew, Ténés, Cherchell, Alger et plus tard Courbet-Marine. Notons aussi que beaucoup de marins Cétarèses (de Cetara) rejoignirent la côte française languedocienne et le port actuel de Sète. A tel point qu'aujourd'hui encore un tiers des 42 000 Sétois portent un nom italien. (Paul-René DI NETTO : De Cetara à Sète)

Il est incontestable que la mise en oeuvre, l'exploitation et le développement de la pêche en Algérie au cours des 132 ans de la souveraineté française, sont dûs pour la plus grande part à l'activité des marins pêcheurs italiens qui acquirent avec leurs familles la nationalité française. Nous en aurons confirmation après un recensement de la population maritime de la pêche en Algérie publiée en 1930, donnant les renseignements suivants :



(d'après Gérard CRESPO : les Italiens en Algérie)

Ces chiffres dénotent bien l'importance à cette époque de l'immigration de ces pêcheurs contraints à l'abandon d'un golfe béni des dieux pour une terre inconnue et parfois très hostile. Comment comprendre la souffrance de ces hommes après le traumatisme de ce qui sera pour eux un exil !
Cependant, comment imaginer que ce golfe paisible a été autrefois le champ clos des corsaires et des pirates. Derniers vestiges de cette époque barbaresque, les tours côtières édifiées par les Normands tout au long de la Campanie au temps des invasions, en portent encore le témoignage.
Toutefois, pour ces marins la rupture fut cruelle. Adieu : Gaêta, Ravallo, Ischia, Positano, Procida, Torre-del-Gréco, Torre Annunziata, Sorrente, Salerne, Maiori, Capri, Vietri, Pozzoli, Amalfi, et nichés entre deux vallons jusqu'à la mer,la ville et le petit port de Cetara qui s'insèrent dans le paysage comme une vigie avancée de cette côte amalfitaine classée par l'UNESCO patrimoine de l'humanité : un vrai bijou serti dans les eaux bleues de la mer tyrrhénienne ( Paul-René DI NITTO : De Cetara à Sète)

LES HOMMES DE COURBET-MARINE

La plage de Courbet-Marine, désignée CALANOVE, se trouvait sur la côte Est, après le Cap Matifou et les villages d'Aïn-Taya, le Rocher Noir, le Figuier et avant le Cap Djinet sur la route de Dellys. Au pied d'un petit promontoire, elle avait une vaste étendue de sable fin mais ouverte au vent du Nord elle était dangereuse d'accès les jours de grand vent. Aussi, les pêcheurs comme ceux de Bou-Haroun, étaient obligés de tirer leurs embarcations à terre pour les mettre à l'abri. Un peu abandonnés au début de leur séjour du fait de manque de route carrossable pour venir jusqu'à eux, cet handicap fut vite remédié par la volonté du Maire de la commune de Courbet dont la plage dépendait administrativement.

Une vue aérienne ancienne "Calanove" montre bien la situation de la plage de Courbet-Marine protégée à l'Est par un large promontoire sur lequel sont bâtis les cabanons, villas, cafés, deux restaurants, un ensemble où l'été se retrouvent des familles venues des communes voisines de Courbet, Félix-Faure, Les Issers, Borj-Menaêl, Ménerville, Haussonvillers afin de profiter de l'air marin.

Sur cette photo on distingue très bien la nouvelle route qui arrive de Courbet et descend jusqu'en bordure de plage où reposent les lamparos qui seront remis à l'eau le soir pour leurs départs en pêche. On y distingue également les divers bâtiments des conserveries de sardines et des ateliers de salaisons de l'anchois et destinés au logement des équipages, maintenant confortables avec cuisine et sanitaire et une chambre réservée au patron ... qu'accompagne parfois la mama qui régente tout. C'est ainsi que se présente la CALANOVE pour celui qui la découvre pour la première fois !

Comme nous le disons, sur cette photo ressortent bien les conserveries et les ateliers construits à même la plage servant uniquement aux pêcheurs et à leurs entreprises. Séparée par le promontoire, une seconde plage s'étendant vers l'Est en direction de Cap Djinet, permettait aux nombreux estivants de goûter à la baignade et au plaisir de la mer.

Nous signalons aussi que les premiers pêcheurs arrivant sur cette plage venaient de Cetara près de Naples, et pratiquaient le métier de lamparos qui à l'époque était la seule activité maritime de ce petit port. Spécialiste de la pêche d'anchois, ils avaient acquis aussi l'art incontournable de la salaison de poisson. Cela est vrai, même si la salaison peut paraître simple pour un profane alors que l'emploi du sel reste un métier qui demande un long apprentissage. La conservation d'un aliment périssable, viande ou poisson eut de tous temps recours au sel, et parmi les poissons, l'anchois se place au premier rang. En ce domaine, les pêcheurs Cétarèses étaient passés maîtres. Comme ils le furent depuis la nuit des temps pour la confection de la Colatura, ce jus concentré goutte à goutte d'un baril de 50 kg d'anchois salés, si prisé des napolitains et pour lequel seul un professionnel pouvait réussir cette opération. Si nous disons que la Colatura était connue depuis la nuit des temps, c'est que l'histoire nous rapporte que les Romains en étaient déjà très friands. D'ailleurs partout où ces pêcheurs passeront, ils en laisseront la trace : en Algérie de Nemours à La Calle et sur le port de Sète (en France) où des vieux marins Cétarèses en détiennent l'exclusivité.

Cela, les nombreuses familles de pêcheurs établies sur la plage de Courbet-Marine le savaient bien. Les Ferrigno, Falcone, Salsano, Liguori, D'Acunto, Apicela et autres avaient parmi leurs équipages en plus d'un patron de pêche et d'un lampiste (pas au sens de l'expression triviale couramment employée, mais du spécialiste de la pêche aux feux) un chef saleur responsable de la production saisonnière dont la vente assurait le salaire de tout l'équipage. Il fallait aussi pouvoir disposer du matériel nécessaire, le sel bien sûr, mais également le baril en bois indispensable pour la bonne maturité de l'anchois. Ce baril de type dit sicilien, posa problème pour s'en procurer à Alger. Heureusement les pêcheurs trouveront dans le quartier de Belcourt et au Champ de Manoeuvre, des artisans tonneliers qui très vite s'impliquèrent dans la fabrication de ces barils d'une contenance de 50 kg d'anchois étêtés, sans aucune partie métallique y compris les cercles extérieurs qui cintraient l'ensemble.

A leur début sur cette plage, alors que le transport routier n'avait pas encore vu le jour, les pêcheurs recevaient ce matériel par les balancelles venant de leur pays natal pour prendre livraison du produit saisonnier de la pêche et en fixer le prix selon la quantité et surtout la qualité.
C'était pour l'équipage le temps du règlement et du partage des gains tant attendus par ces hommes qui de février à juin, menaient une vie quasi monastique dans des baraquements de planches, loin de leurs familles. D'ailleurs dans ce milieu la coutume voulait qu'à la Saint Pierre (le 29 juin) on compte les barils.

Oui, analysant le travail des pécheurs, saleurs et usiniers de la sardine sur la plage de Courbet-Marine, bien loin de toutes agglomérations, nous pouvons dire pour les avoir vus à l'ouvrage, combien leur métier était dur. Dur et dangereux, sur une plage ouverte au vent du large, mais heureusement un peu protégée du vent d'Est par un petit promontoire appelé la pointe, qui facilitera aux pêcheurs le tirage sur la grève de leurs embarcations le matin, au retour de pêche et la remise à l'eau le soir pour rejoindre leur lieu de travail. Toutefois, il arrivera que, surpris par une tempête au retour d'une pêche abondante, ces petits bateaux pleins à ras bord, se trouvent en difficultés. Nous conserverons hélas, le souvenir de plusieurs tragédies, dont deux ayant entraîné mort d'hommes.

Métier pénible et dangereux mais c'était le métier du lamparos que ces hommes pratiquaient avec courage et conscience. Hélas pour cette pêche, son déclin s'amorça dès l'utilisation du chalut pélagique par les puissants chalutiers modernes, munis d'appareils performants de détections permettant d'énormes prises de poissons bleus même en plein jour.

Ce sera dommage à bien des égards. On ne verra plus barrant l'horizon les nuits d'été, déployés le long du littoral algérois, briller les feux des lampes des lamparos qui formaient une dentelle d'étoiles féeriques visible depuis la côte. On n'assistera plus au petit matin dans les ports et sur les plages du rivage, au retour des barques semi pontées du type pointu napolitain, remplies à couler bas de sardines, dont les écailles d'un bleu vert émettaient des reflets argentés. On n'entendra plus, comme à Bou-Haroun et Chiffalo, l'appel de la sirène appelant à l'ouvrage des dizaines de femmes et de jeunes filles, chrétiennes ou musulmanes, pour vider et étêter ces poissons et participer au conditionnement de ce produit.
On ne verra plus, comme à Courbet-Marine (la Calanove des Cétarèses) des dizaines d'habitants, adultes ou enfants, des nombreux douars des alentours entre la plage et le village de Courbet à 4 km de là, accourir dans les chauds matins d'été pour s'employer dans les nombreux ateliers de salaisons construits à même la plage. Présents dès le retour de pêche des lamparos, ces hommes habitués aux travaux de la terre acquirent vite le savoir d'étêter et d'éviscérer les anchois, ce qui surpris même les vieux pêcheurs chevronnés.

Cet essor et l'activité engendrée par l'exploitation de la pêche, feront de Courbet-Marine une agglomération aussi importante que le village de Courbet dont elle dépendait sur le plan communal.
Destinée fulgurante de cette plage, due au labeur et la ténacité de cette race de pêcheurs aux lamparos que furent les Cétarèses, émigrés en Algérie et dans le sud de la France, dont l'emblème était l'anchois et le citron : ces citrons uniques par leurs tailles et par leurs saveurs, on les retrouve sur toutes les tables du mezzogiorno, même sous forme de liqueur. (René di NETTO : de Cetara à Sète)

Grandes et nombreuses familles de pêcheurs que nous ne pouvons toutes citer. Toutefois, sur les 1000 kms du littoral algérien, de Nemours à La Calle et sur le port de Sète dans le midi de la France, résonnent toujours les noms de : Galano, Giordano, Gatto, Salsano, Apicella, Saturnino, Falcone, Liguori, Mellino, Papalardo, Ferrigno, Miceli, Amabile, D'Acunto, Imperato, Albano, Sergia, Liberti, Autuori, Avallone, et bien d'autres, qui resteront comme un symbole étonnant de la destinée et de la réussite de ces émigrants, qui pour la plupart deviendront français.

VACANCES À "LA CALANOVE"

Enfants, invités dans la famille (chez les Liguori), souvent avec mes frères ou des amis, nous avons vécu du bon temps sur cette plage. Pourtant les installations étaient simples et précaires. Chaque famille avait construit en retrait sur la plage une baraque assez vaste, genre hangar où le bas était réservé au matériel et à la salaison et l'étage au logement des marins (sept ou huit hommes) plus la cuisine et une chambre pour le patron, qu'accompagnait parfois son épouse.

Faisant face à la mer, dans un alignement archaïque, ces hangars d'abord en bois, seront remplacés au fil du temps par des constructions en dur avec adductions d'eau et desservies par un chemin carrossable, le tout par un plan cadastral élaboré par la commune de Courbet.
A l'origine c'était épique. Les marins saisonniers arrivaient par la mer venant d'Alger sur leurs longues embarcations à deux pointes type napolitain, désignées sous le nom de lamparos. Par la route un vieux car poussif desservait la ligne Alger-Courbet-Marine. Véritable odyssée que ce voyage, qu'enfants nous avons souvent accompli en été. Le point de départ de cet autobus se situait Place Mahon, près de la Grande Place du Gouvernement et de la rue de la Marine. Appartenant à un fils de pêcheur et conduit par un parent, il fallait presque une journée pour parcourir les 60 km de distance. De plus, même si on était à l'heure du départ le matin, le car affichait complet, de voyageurs se rendant à Courbet, mais aussi à Rouiba, l'Alma, Ménerville, Rocher-Noir, le Figuier et n'importe quel endroit de ce parcours où les clients sollicitaient un arrêt.

Enfants, nous étions parqués (souvent gratuitement) sur la galerie du bus, coincés entre diverses marchandises étalées sur le toit. Mais le gros de ce chargement était constitué dès le départ par de nombreux sacs contenant de grosses boules de pain (genre boule militaire) ainsi que des galettes de mer destinées aux pêcheurs, clients attitrés du père FRANCHISQUIEL François, célèbre boulanger de la rue de la Marine. Il faut savoir qu'à cette époque le boulanger du village de Courbet ne faisait pas de tournée de livraison hors de son étal. Il le fera plus tard surtout en été quand les estivants envahiront la plage, mais les pêcheurs resteront longtemps fidèles au père François. Pourtant il était nécessaire pour son pain, livré une ou deux fois par mois, de bien le détremper dans le jus chaud de la bouillabaisse pour lui rendre un peu de souplesse. Est-ce notre jeune âge ... ou l'air marin, mais croyez moi, depuis je n'ai jamais retrouvé de pain aussi délicieux !

La jeunesse, la joie des vacances, la vie simple et le plein air au bord de mer, toujours est-il que souvent invités dans la famille sur cette belle plage, nous en conservons encore après bien des années passées, une heureuse nostalgie.

En été, nous étions sensibles à l'amalgame de deux populations réunies dans un but différent, l'une venue au bord de mer pour prendre un repos mérité après les durs travaux de la terre, et l'autre engagée dans la réussite d'une saison de pêche, indispensable à la bonne marche de leurs entreprises.

Malgré ces différences, l'amitié et l'entente entre ces familles étaient parfaites et sympathiques. On échangeait amicalement fruits, oeufs, poulets et bon vin, contre du poisson scintillant tout fraîchement sorti de l'eau. Des amitiés se nouaient, les épouses d'agriculteurs rencontraient celles des pêcheurs, venues aider la famille par leurs présences... devant les fourneaux de la cuisine. Alors, même si parfois le pain était rassis, le fumet des bouillabaisses se répandait sur toute la plage ! Comment oublier ? Sympathie réciproque aussi, dont l'origine peut venir naturellement du vécu de l'immigration en Algérie : alsacienne pour celle de la terre et italienne pour la maritime.

DU TRAVAIL ET DES HOMMES

En analysant le travail des pêcheurs, des saleurs et usiniers de la sardine sur la plage de Courbet-Marine, nous pouvons dire que comme leurs confrères de Bou-Haroun, ils n'obtinrent pas beaucoup d'aides des pouvoirs maritimes d'alors. L'administration fit preuve d'indécision et n'apporta aucune amélioration des structures d'utilisation et de sécurité, à ces hommes qui chaque jour mettaient leur vie en danger pour se rendre sur leur lieux de travail et en revenir.

Nous avons déjà évoqué combien étaient nombreux ces dangers et combien de marins ont payé de leur vie une telle situation. Y avait-il une solution ? Elle paraissait simple et évidente. Nous ne ferons pas l'injure de croire, qu'à l'époque, parmi les responsables en haut lieu, personne n'y avait songé. L'anse de Bou-Haroun pouvait facilement être transformée en port, de même que la plage de Courbet-Marine bien protégée du vent d'Est par son promontoire. Ce qui, pour des centaines de marins pêcheurs, aurait rendu la vie plus facile, moins dangereuse en permettant à ces régions de connaître un développement qu'elles ne connaîtront ... qu'après notre départ.

Attention, il ne s'agit pas ici de formuler une critique sur l'oeuvre civilisatrice et de progrès que la France a apporté dans ce pays pendant cent trente années, mais de faire part de l'amertume que peuvent ressentir fils et petits-fils de pêcheurs en constatant aujourd'hui ce que sont devenus les lieux dont nous parlons.

Car aujourd'hui, Bou-Haroun est devenu un port de pêche de tout premier plan avec jetées, môles, quais et terre-pleins donnant asile à plus de quinze chalutiers et pas des plus petits, jaugeant chacun près de 50 tonneaux ainsi qu'un nombre important d'ateliers et chantiers de constructions de bateaux de tous types : nous nous trouvons bien loin de la cale de halage, ouverte à tous les vents que nos pères ont connue pendant des décennies avant 1962.

Il en est de même pour la plage de Courbet-Marine déjà évoquée. Là aussi, en développant le promontoire naturel existant à l'Est et en recouvrant la longue ligne de sable par une haute digue de béton à l'Ouest, on a donné naissance à un petit port offrant un abri très sûr pour une côte qui d'Alger à Dellys n'offrait aucun abri de ce genre dans le passé.
Et notre amertume est d'autant plus forte, nous le pensons, que ce projet était conçu, programmé voire financé par le fameux PLAN DE CONSTANTINE dont pendant des années on nous rabattait les oreilles ... mais qui n'entrera en application qu'après notre exode en 1962.

D'UNE RIVE A L' AUTRE

Et arriva le triste jour de l'abandon ! Ainsi s'achevaient plus de cent trente années de labeur et de sacrifice, où ces hommes de mer, héritiers d'un savoir transmis par leurs pères, perpétuèrent un métier acquis durement mais qu'ils aimèrent par-dessus tout et avec l'amour de la famille, c'était le but principal de leur existence.

Ils partiront mais laisseront derrière eux l'empreinte indélébile d'un savoir et d'une méthode de travail qui dans le domaine de la pêche maritime perdure encore à ce jour.

Terrible drame et choix douloureux pour ces hommes en 1962, dont il serait difficile d'en évoquer le détail dans ce petit fascicule. Mais hélas, comme leurs pères, ils connaîtront à leur tour, pour des raisons différentes, le traumatisme d'un exil sur la mer Méditerranée à la recherche d'une rive d'accueil pour eux et leurs familles. Malédiction ou acharnement du destin pour ces marins qui pensaient que la grande page des errances qui frappèrent leurs pères, était définitivement tournée. Pourtant, ces derniers contraints par la misère, avaient chèrement payé leur immigration, alors que les fils victimes d'une spoliation sans égale furent contraints à l'abandon de leur terre natale pour devenir étrangers dans leur patrie.

Certes, les médias de l'époque toujours bien intentionnés à leur égard, parleront d'un retour, d'un voyage, voir d'un rapatriement, alors que pour eux qui venaient de perdre leur sol natal, c'était tristement un EXODE ! Malédiction disons nous. Désemparés, les pêcheurs s'interrogent. Comment peut-on devenir étranger sur cette terre où l'on est né, qui fut celle de nos parents. Ces parents, qui usés par une vie de labeur et de sacrifices reposent à jamais sous cette terre. Et nous, que deviendrons nous en arrivant sur l'autre rivage avec femmes et enfants, quel accueil recevrons nous et comment travaillerons nous ? Alors beaucoup de marins et patrons pêcheurs s'employèrent à sauver leurs bateaux : outil de travail et unique richesse qu'emporteront ces hommes traités de COLONISATEURS !

Oui, l'Exil restera toujours le symbole traumatisant et l'image douloureuse de la destinée de ce petit peuple, qui fut celui de nos pères. Mais contrairement aux Italiens des grandes migrations à la recherche de n'importe quel emploi en arrivant sur une terre étrangère, les milliers de marins émigrés du Mezzogiorno napolitain, de Sicile, de Sardaigne ou de Lampédussa, avaient la certitude en quittant leur pays de retrouver sur d'autres rivages méditerranéen (Afrique du Nord ou le long du littoral languedocien français), la mer et leur métier de pécheur, quelle que soit la nature de celui-ci, corail, éponge, poisson de fond ou sardine et anchois. Certes tous n'eurent pas la même réussite, mais tous connurent sur la terre aride d'Algérie ou celle plus verte du midi de la France, un début difficile, des journées sans pain, une solitude certaine et souvent une guitoune ou une triste baraque en bois pour logement. Mais leur volonté, leur courage, la rage de réussir pour pourvoir aux besoins de leurs familles encore au pays, en feront des travailleurs acharnés.

Malgré l'handicap du changement de pays et la mauvaise image que certains leurs attribuèrent au début, travailleurs, ils reprirent l'exercice de leur métier de pêcheur le long d'une côte déserte et sur des fonds marins jamais exploités depuis la nuit des temps.

En situation précaire, avec courage et ténacité, peu aidés par une administration les considérant sans bienveillance, ils réussiront à trouver une place au soleil et par la suite opteront pour la nationalité française, sinon par attachement du moins pour des raisons pratiques, car un décret promulgué, interdira le droit à la navigation des étrangers en Algérie. Pourtant dans ce pays, les pères comme les fils, furent les précurseurs du développement de la pêche maritime, chalut et lamparos et des filets flottants sans oublier l'éponge et le corail. Passant de la balancelle à voiles d'avant 1914, au chalutier d'après 1945 équipé de moteur diesel, sondeur électrique, radio et radar, ces hommes dont les pères étaient pour beaucoup, analphabètes par manque de scolarité, furent toujours à l'avant-garde du progrès de la pêche méditerranéenne, ce qui étonnera les pêcheurs de Sète, lors de leurs rapatriements dans ce port en 1962.

RETOUR À ZEMOURI

Oui, belle plage de Courbet-Marine, la Calanove de nos pêcheurs dont le souvenir reste toujours gravé dans nos coeurs, même si aujourd'hui les autochtones la désignent de son nom d'origine : Zemouri Al Bahri.

Nous ne pouvons oublier cette époque, ni les rudes visages de ces pêcheurs de lamparos dont chaque chef de famille était porteur d'un surnom ou sobriquet, selon la coutume du petit peuple napolitain. Sans que ce soit méchant ou péjoratif, par cette appellation on savait vite dans ce métier qui était qui, d'autant que le fils ou les fils en seront héritiers.
Pour ne parler que de la Calanove, qui ne connaissait pas le MUGIELLE (petit chat), père de six garçons, tous pêcheurs, la LEBRE (l'avare) comme TSIP-TISP , définition pour le moins mystérieuse et TCHITCHIL A COUCHIARO (François la cuillère) dont les deux fils ne connurent jamais l'origine de ce surnom, au demeurant brave homme de grande prestance, porteur d'une jambe de bois avec pilon, ressemblant à s'y méprendre à l'acteur américain incarnant le capitaine Akab dans le film Moby-Dick . Dans ce même registre, toujours sur cette plage, le CAVAYOLE (petit cheval) de la famille Salsano, le NEGRO pour son teint sombre, de la saga des Ferrigno, PALANERE (intraduisible pour des oreilles chastes) ; MANDJAPANE (gros mangeur de pain) et pour en finir nous évoquerons aussi, car il marquera dans ce métier, le MAURIDJELLI (petit arabe) qui fut une des plus hautes autorités de la pêche algéroise, dont le père était musulman et la mère catholique.

Bien sûr, l'on peut sourire de ces petits travers au sein de cette corporation, mais ils font partie de nos souvenirs du passé. Aujourd'hui, fort heureusement, les temps ont bien changé. Si la pauvreté fut la cause de l'immigration des pères, la réussite dans ce métier favorisera les fils.
Partie de zéro en Algérie, l'industrie de la pêche avait atteint un haut niveau en 1962 et malgré le drame qui les obligera à l'exode, courageusement beaucoup de pêcheurs remonteront la pente. Certes, l'usure du temps a fait son office, mais les jeunes surent faire front. Quand aux descendants des cousins immigrés dans le sud de la France, ils ont presque tous pignon sur rue, que ce soit à Marseille, Sète ou Port-Vendres, sans rien renier du passé, ils conservent intact le souvenir de leurs aïeuls ! C'est ainsi, à l'heure des voyages et des vacances au-delà des frontières, des liens se renouent entre parents éloignés et souvent méconnus, et nous assistons aujourd'hui à des jumelages de villes, comme ce fût le cas dans le Languedoc, où les Maires de CETARA et de ISCHIA en Italie, viendront signer ce pacte d'amitié avec ceux de FRONTIGNAN, SETE et le GRAU DU ROI, dont les grands-parents vinrent de ces villes du MEZZOGIORNO napolitain, s'établir sur le littoral languedocien français.

En conclusion, nous voulons dire à ceux qui eurent des attaches familiales dans le village et hameau maritime que nous avons cités, que bien qu'elles soient succinctes et incomplètes, ces pages pourront leur fournir quelques éléments qu'ils auront soin de développer ou d'en combler les lacunes.
En 1955, le village de Courbet, à 4 km de la mer et la belle plage de Courbet-Marine, avait 5670 habitants. Certes l'histoire de ces lieux ne s'est pas arrêtée en 1962, avec le départ de ceux qui venus de France et des rivages de la Méditerranée, fertilisèrent ses coteaux et donnèrent vie à ce hameau maritime. Mais, frappés par des circonstances tragiques qui les obligèrent à un exode dramatique, ces hommes de la terre et ces marins pêcheurs contraints à un abandon définitif, emporteront dans leurs coeurs, le souvenir impérissable d'une région qu'ils aimèrent par-dessus tout. Et pour terminer, nous voudrions dédier aux gens de mer, qui sont l'objet principal de ce petit fascicule, les paroles prononcées à Gydnia par le regretté Pape Jean-Paul II , les concernant :

"C'est la mer de Galilée qui nous conduit à l'Evangile aujourd'hui. Les apôtres étaient des pêcheurs, des hommes de mer, le Christ lui-même a souvent séjourné avec eux le long du rivage et sur la mer. La mer est donc devenue un lieu particulier de la rencontre de l'homme avec Dieu ; le lieu touché par les pieds du Sauveur du Monde, le lieu où s'est écrit un chapitre essentiel de l'histoire du Salut"


Le 25 mai 2005, Les auteurs : Edgar SCOTTI et Joseph PALOMBA

Mise en page Yves BANDET novembre 2008