LE CHEMIN DE L'EXODE

L'ARRACHEMENT : ALGER 1962


Et arriva le triste jour de l'abandon !

Ainsi s'achevaient plus de cent trente années de labeur, où ces laboureurs de la mer, héritiers d'un savoir transmis par leurs pères, perpétuèrent un métier acquis au prix de lourds sacrifices mais qu'ils aimèrent par-dessus tout et qui était le but principal de leur existence.

Ils partiront mais laisseront derrière eux l'empreinte indélébile d'un savoir et d'une méthode de travail qui, dans le domaine de la pêche maritime, perdure encore aujourd'hui. Comme leurs pères, ils connaîtront à leur tour, mais pour des raisons différentes, les affres d'un exil sur la mer Méditerranée à la recherche d'une terre d'accueil pour eux et leurs familles : chassés qu'ils furent de leur terre natale pour devenir " étrangers " dans leur propre patrie !

Nous ne pouvons ici nous étendre sur le terrible drame qui frappa ces hommes en 1962. Pour eux l'alternative fut difficile et le choix de l'exode douloureux. Aussi dans ce pénible moment, beaucoup de marins et patrons-pêcheurs s'employèrent à sauver leurs bateaux : outil de travail et unique richesse qu'emporteront ces hommnes traités de "colonisateurs" ! Ce choix pour eux n'était, contrairement à ce que disaient les médias de l'époque, ni un RETOUR, ni un VOYAGE, ni un RAPATRIEMENT : pour ces hommes qui venaient de perdre leur terre natale, c'était tristement un EXODE !

Alors quand l'heure fut venue de rompre les amarres et de franchir la passe, penchés au bastingage d'un chalutier ou d'un paquebot, des femmes et des hommes désespérés, le cœur serré et les yeux pleins de larmes, voyaient dans le sillage du bateau s'estomper au lointain le rivage de leur pays natal, « tandis que du haut de sa colline dominant les flots bleus NOTRE DAME D'AFRIQUE tendait ses bras ... comme pour les retenir » !

PORT D'ALGER : Juillet 1962

Le port

Photo : François Scotti. Les grilles du môle Jérôme Tarting sont fermées. Les chalutiers sont partis. Aménagé en transport de troupe, le paquebot "El Djezaïr" franchit la passe Nord. A son bord, entassés les uns sur les autres,« rapatriés » emmagasinent dans leur mémoire la dernière image de pays.

Dans son petit livre bien documenté « BOU-HAROUN D'AUTREFOIS», notre ami Edgar SCOTTI, relate ce que fut le départ des petits chalutiers de ce port en 1962.

BOU-HAROUN mai, juin 1962

Depuis quelques jours le bateaux ne sortent plus. Serrés les uns contre les autres sur la plage, ils sont l'objet de toutes les attentions de leur équipage désoeuvrée. Fruit de efforts persévérants de plusieurs générations de pêcheurs, ces chalutiers aujourd'hui ne servent plus à rien. Le poisson ne se vend pas, les routes sont peu sûres et dans le villes et même les villages, c'est le départ massif de ceux qu'un ministre de la République appelle les « vacanciers ». épargné jusqu'au lundi de Pâques 1962, le village a ensuite connu le terrorisme, avec une grenade lancée dans le café Piris et une bombe à la villa Borja. Le 19 mai, Raphaël de CRESCENZO est enlevé. Le 6 juin c'est au tour d'Emile AMPART, raflé dans son usine. Détenus tous les deux à Mouzaïville, ils y seront fusillés avec beaucoup d'autres, malgré les rançons désespérément offertes par Mme AMPART aux dirigeants de l'armée algérienne de Koléa. Un vent de terreur souffle sur Bou-Haroun et sur l'Algérie. L'avenir est bien sombre.

Assis sur le plat-bord d'un chalutier, les pêcheurs s'interrogent. Comment peut-il se faire que l'on devienne étranger sur cette terre où l'on est né, qui fut celle de nos parents ? Ne serait-il pas temps de profiter de nos bateaux pour faire passer quelques meubles de l'autre côté de 1a Méditerranée ? Cependant, les cales si difficiles à remplir en poisson se révèlent bien vite insuffisantes. Enfin arrivés là-bas, il faudra bien pécher. Le matériel devient dès lors prioritaire.

Il convient aussi d'emporter de l'eau, du fuel, des pièces de rechange. Progressivement l'idée du départ germe et fait son chemin. Il faut un équipage, la traversée sera longue, les escales obligatoires aux Baléares et en Espagne, la Méditerranée menaçante, la vie à bord diffïcile. Promptement exclus, les meubles laisseront la place au matériel. Des valises pourront être plus facilement casées entre les filets, les funes, les ralingues plombées, les panneaux.

A Alger comme à Cherchell et Tipasa, de nombreux patrons chalutiers, dont ceux du « Nadal JT» et du « Joseph Moncassi» envisagent leur appareillage pour le Grau d'Agde ou Sète. La traversée de Méditerranée malgré les risques de gros temps, ne parait pas une aventure insensée.

Encore convient-il de se souvenir que la majeure partie des quatorze chalutiers basés à Bou-Haroun ne sont équipés que pour des sorties sur un littoral dont tous les patrons ou maîtres de pêche connaissent parfaitement tous les amers, criques, sommets, caps et ne disposent à bord d'aucun instrument de navigation. D'autre part, leurs bateaux n'ont pas l'autonomie nécessaire à une aussi longue traversée. Cinq patrons décident de partir avec leurs équipages :



Le 5 juin 1962, le « Saint Antoine » et le « Saint Joseph » décident de partir ensemble avec leur équipage habituel. Ils n'ont pas de compas, pas de cartes marines. Les familles de ces deux équipages sont déjà parties d'Alger après une harassante attente sur les quais et ensuite dans les bâtiments des compagnies de navigation. Après la sortie de la petite anse, les deux chalutiers exécutent deux tours d'honneur. La sirène du « Saint Joseph » fait les signaux d'adieux au village dont tous les habitants les regardent partir du haut de la falaise. Le moment est émouvant, les larmes coulent, des enfants pleurent.

Le départ

Un dernier regard sur le cimetière commun aux trois villages de Tefeschoun, Chiffalo et Bou-Haroun. Ceux qui dorment de leur dernier sommeil sont toujours présents dans le cœur et la mémoire de ceux qui partent. Puis c'est cap au Nord.

Alors que le village se fond dans l'horizon, le Chenoua encore visible disparaît de leurs regards. Grâce aux souvenirs de Jean-Baptiste PILATO, nous savons qu'ils ont embarqué dans la cale et sur le pont des filets et tout le matériel de pêche, ainsi que quelques valises de linge et de souvenirs familiaux. De bien pauvres choses en somme, tout le reste et notamment les meubles sont abandonnés. Dans la journée, il se repèrent sur le soleil et la nuit sur les étoiles. Ils dorment peu, toujours en alerte, leur vitesse est réduite à neuf noeuds. Sous l'effet des courants, ils dérivent vers l'ouest. Croyant arriver à Palma de Majorque, ils sont très surpris de se trouver à Ibiza. L'équipage d'un remorqueur qui tirait des chalands remplis de sel, leur indique un chenal qui leur permet d'éviter les hauts fonds entre les îles de Majorque et de Minorque.

A Barcelone où ils arrivent pour se ravitailler, ils sont reçus armes aux poings par la police catalane qui les prend pour des terroristes. Un navire de guerre français est en escale à Barcelone. Son Commandant compréhensif les ravitaille généreusement en eau, mazout et vivres. Merci la Royale ! Appareillage pour la France en longeant la côte.

Au large du Cap Creus, la tempête se lève avec des vents d'Est de 30 à 40 nœuds. La mer est blanche, aux abords de la côte des lames déferlantes menacent les chalutiers. Comme beaucoup d'autres, ils tournent en rond, se croient perdus et après une harassante navigation dans les embruns humides, abordent à Arenys de Mar à 30 kilomètres au nord de Barcelone. Le calme revenu, ils reprennent la mer et arrivent à Port la Nouvelle. Puis gagnent La Ciotat. Enfin se souvenant d'un certain 15 août 1944, ils arrivent vers la mi- juin à Sanary pour s'y fixer

Le récit de ce départ peut s'appliquer aussi aux grands chalutiers des armements LAURORA, SALEM, ESPOSITO, STELLA du port de Bône, de ceux des ports de Philippeville, Bougie, Cataldo, Fortune et bien d'autres, de ceux des ports de Ténés, Cherchell, Alger, déjà précédés du chalutier « l'Aiglon », des frères GIORDANO de Cherchell et du « Sainte Marie » d'Alger. Suivent bientôt pèle-mêle les bateaux des armements DAMERDJI, RIVECCIO, LOFFREDO, Di PIZZO, PILATO, Patania, MERCATELLO, CUCINELLO d'Alger, de LIGUORI, Di MAIO, MONCASSI, de Cherchell, sans oublier ceux de la grande flotte de l'Oranie, de Nemours à Mostaganem en passant par Oran. Oui, exode de courage mais de danger, mais exode qui marquera à jamais le cœur de ces hommes.

Un livre entier ne suffirait pas à retracer l'arrivée de ces bateaux dans les divers ports français de la Méditerranée. Sans oublier, sauf à de très rares exceptions, l'accueil moins que fraternel de la part des pêcheurs locaux. Signalons aussi que les impératifs de la réglementation de la pêche au chalut, feront que ces chalutiers se retrouveront principalement vers les ports de la côte ouest, entre Marseille et Port Vendres.
(1) Edgar Scotti : "Bou-Haroun d'autrefois "


Les auteurs : Edgar SCOTTI et Joseph PALOMBA

Mise en page Yves BANDET novembre 2008